Collection Zervos

Christian et Yvonne Zervos :
Pionniers de l'art du XXe siècle

Les noms de Christian Zervos (1889-1970) et de son épouse Yvonne (1905-1970) sont indissociables des éditions Cahiers d’art (1926-1970), une entreprise qui a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de l’art du XXe siècle. Leur approche unique, combinant publications et expositions, a créé un écosystème influent dans le paysage artistique contemporain.

Christian Zervos : Éditeur visionnaire

Éditeur, critique d’art
(Argostoli, Grèce, 1889 – Paris, 1970)

D’origine grecque, Christian Zervos a grandi à Alexandrie et à Marseille avant de s’installer à Paris pour étudier à la Sorbonne. En 1926, il fonde la revue « Cahiers d’art », dédiée à l’art contemporain. Sa vision novatrice se traduit par des choix artistiques audacieux, mettant en lumière des artistes peu reconnus comme Picasso et Matisse, et par une mise en page typographique révolutionnaire, utilisant de grandes illustrations. Bien que son intérêt s’étende à l’architecture, au cinéma et au théâtre d’avant-garde, ces domaines restent secondaires dans sa publication.

Christian Zervos est né à Argostoli dans l’île de Céphalonie, le 1er janvier 1889. son enfance et sa prime jeunesse se sont déroulées à Alexandrie. Il séjourne ensuite quelques années à Marseille et vient à Paris pour terminer ses études en Sorbonne où, pendant la guerre de 1914-1918, il soutient sa thèse de doctorat ès lettres. En 1924, il entre aux Editions Morancé où il tient un rôle prépondérant dans la publication de « L’Art d’aujourd’hui » qui fait connaître au grand public les maîtres de l’art contemporain : Picasso, Matisse, Braque, Juan Gris, Fernand Léger, etc.

C’est également pendant son séjour chez Morancé qu’il crée et que paraîtront en 1926 les tout premiers numéros des Cahiers d’Art, qui s’installeront successivement rue Bonaparte, boulevard Saint-Germain et enfin en 1929, 14, rue du Dragon. C’est l’époque à laquelle il rencontre Yvonne Marion qui devient sa femme et sa collaboratrice pour toutes les manifestations artistiques dont le cadre sera la galerie qui portera le même nom que la revue et les éditions. A partir de cette date, le nom d’Yvonne Zervos sera intimement lié à celui de son mari. Avec lui, elle participe en 1936 au sauvetage des œuvres d’art espagnoles menacées par la guerre civile. En 1937, elle organise, au musée du Jeu de Paume, une exposition majeure sur les origines et le développement de l’art international indépendant. En 1939, elle ouvre la galerie Mai, rue Bonaparte ; la guerre vient interrompre ses activités, et les locaux des Cahiers d’art seront utilisés un certain temps pendant cette période comme dépôt de la presse et des éditions clandestines. Les grandes tendances de l’art contemporain, défendues de longue date par les Zervos, reçoivent leur consécration avec la magistrale exposition organisée par Yvonne Zervos au Palais des Papes d’Avignon durant l’été 1947.

Parallèlement à la publication de sa revue, qui comportera initialement dix livraisons par an, Zervos fait paraître des monographies sur tous les maîtres du siècle, Picasso, Braque, Matisse, Raoul Dufy, Rousseau, Kandinsky, Paul Klee, Fernand Léger, et toute une série d’ouvrages touchant à tous les genres artistiques, et même littéraires, comme « Les Paysages du XVe siècle », « La Vie de Manuel de Falla », en architecture « F. Lloyd Wright », « Oud », « Nelson », en poésie « L’Air de l’eau » de Breton, « Enfances » de Georges Hugnet, « Le livre ouvert » d’Éluard, « Ma faim noire déjà », de Roger Bernard, en philosophie « Héraclite d’Éphèse », de Battistini, avec préface de René Char. 

Avant la guerre de 1939-1945, Zervos lance une autre revue purement littéraire dont les sommaires indiquent des collaborations choisies :« L’Usage de la parole ». Antérieurement à cette publication, Christian Zervos avait créé une petite revue d’avant-garde à laquelle il avait donné pour titre le chiffre « 14 ».

C’est en 1934 que Zervos commence une vaste collection archéologique avec un premier « Art en Grèce des origines au XVIIIe siècle après J.-C. » qui peut être considéré comme la matrice de tous les ouvrages à venir sur cette matière, puis un second « Art en Grèce » plus développé, mais qui s’arrête au siècle de Périclès ; viendront ensuite « L’Art de la Mésopotamie », « L’Art de la Catalogne », « La Civilisation de la Sardaigne nouragique », « L’Art de la Crète minoenne », « L’Art des Cyclades », un ouvrage sur la préhistoire en France « L’Art de l’Époque du Renne », « La Naissance de la Civilisation en Grèce », « La Civilisation hellénique ».

Ce qui ne l’empêche nullement de publier simultanément une série d’études sur des peintres : Villon, Léger, Ghika, Victor Brauner, Corpora, Poliakoff, ainsi que sur les sculpteurs Brancusi et Chauvin. Il faut encore citer hors collection « Le Retable d’Isenheim », de Grünewald, « Les Œuvres du Greco en Espagne », « L’Histoire de l’Art contemporain », « Les Nus de Lucas Cranach l’Ancien ».

A cette œuvre déjà considérable, il convient d’ajouter l’œuvre-fleuve de Christian Zervos, celle qui a le mieux contribué à sa renommée et à laquelle tous les collectionneurs attachent une importance primordiale : le catalogue raisonné de Picasso dont le premier volume apparut en 1932. La publication de cette véritable somme picassienne représente une documentation incontestable qui figure à l’inventaire des bibliothèques du monde entier. En dehors de cette longue « théorie », Zervos a consacré à Picasso différents ouvrages »Les Œuvres de 1930-1935 », « L’album Royan 1940 », « Les Dessins de Picasso 1892-1948 », ainsi qu’un numéro entier des Cahiers d’Art consacré aux céramiques.

La carrière des Zervos se termine par cette exposition des 165 œuvres de Picasso (1969-1970), qu’Yvonne conçoit et met au point pour les salles de ce Palais des Papes où elle devait revenir, mais, emportée par un mal foudroyant le 20 janvier 1970, elle laissera à son mari le soin de parfaire son projet et de procéder à l’ouverture de cette manifestation dont il ne verra pas la clôture, succombant à une crise cardiaque dans sa maison de la rue du Bac le 12 septembre 1970.

Yvonne Zervos : Galeriste et organisatrice d'événements

Parallèlement à l’activité éditoriale de son mari, Yvonne Zervos organise régulièrement des événements artistiques en accord avec l’esprit de la revue. En 1929, elle ouvre une galerie au sein des éditions, rue du Dragon, où elle expose les œuvres d’artistes soutenus par Cahiers d’art, ainsi que celles de jeunes architectes et les objets d’aménagement intérieur d’Alvar Aalto, qu’elle est la première à présenter en France. En 1939, elle inaugure une seconde galerie, la galerie M.A.I, rue Bonaparte, offrant un espace plus vaste pour des expositions de grande envergure. Après la guerre, elle reprend son activité à la galerie de la rue du Dragon, continuant à promouvoir des artistes établis et à découvrir de nouveaux talents.

Un héritage durable

Yvonne Zervos a également organisé des expositions marquantes, telles que « Origines et développement de l’art international indépendant » au musée du Jeu de Paume en 1937, et « Exposition de peintures et sculptures contemporaines » au Palais des Papes à Avignon en 1947. En 1970, elle présente une grande exposition de peintures et dessins récents de Picasso au Palais des Papes. En décembre de la même année, une exposition hommage à Christian et Yvonne Zervos est organisée au Grand Palais à Paris, réunissant les publications de Cahiers d’art et les œuvres des artistes qu’ils ont soutenus.

Ensemble, les Zervos ont laissé un héritage considérable dans le monde de l’art, en soutenant et en promouvant les artistes de leur époque, et en contribuant à façonner le paysage artistique du XXe siècle.

Hommage à Christian Zervos

Catalogue de l’exposition Hommage à Christian et Yvonne Zervos
Galeries nationales d’exposition du Grand Palais [11 décembre 1970 – 18 janvier 1971]

L’hommage rendu ici à Christian et Yvonne Zervos n’est qu’un avant-propos à la plus ample et plus complète manifestation que mériteraient leur oeuvre et leur action exercée, pendant près d’un demi siècle, en faveur de l’art moderne et aussi de l’art universel considéré comme la manifestation suprême de l’homme à travers tous les âges.
Cette exposition, intervenant très peu de temps après la disparition des fondateurs de Cahiers d’art, regroupe des oeuvres majeures qui illustrent la ligne d’une revu et d’une Galerie où, de 1926 à ce jour, presque tout ce qui compte dans l’art de ce temps fut évoqué, exposé, défendu.
Ce premier geste, incomplet, mais spontané se veut un hommage rendu aux qualités de lucidité, de sensibilité et de large humanité de Christian et Yvonne Zervos.

« Mon amitié avec Christian Zervos remonte à 1926, année de la fondation des Cahiers d’art. Dès ce moment initial, j’ai collaboré à ceux-ci. Les nouveautés plastiques avaient eu, à leur apparition avant la guerre de 14-18, leurs critiques, leurs exégètes, leurs théoriciens, leurs poètes, autant de compagnons de combat, engagés en celui-ci, animés du sentiment du présent et de l’avenir, à la fois partisans et annonciateurs, – poètes disons-nous, et en colorant ce terme de son sens de prophètes. La guerre finie, une autre vie commençait, celle du succès remporté et de la compréhension. Ceci allait éclater dans des publications d’un aspect tout différent et qui marquerait – mais toujours et peut-être plus encore en un climat d’aurore et de bonne nouvelle – tout ce qu’il y avait de positif dans la révolution accomplie et dans ses suites. L’art moderne, antérieurement décrié, était entré dans l’histoire ; il avait été, non une aberration passagère, mais une manifestation de vie, et cette manifestation se poursuivait, s’affirmait, occupait un champ de plus en plus étendu. Les Cahiers d’Art, avec leur magnifique présentation, l’excellence de leurs reproductions, la rigueur allègre et résolue de leurs sommaires, constituaient le plus parfait témoignage de cet irréversible changement.
Christian Zervos, leur fondateur, était un homme souriant, mesuré, discret, le plus propre à donner à ce triomphe un air de tranquille dignité. Il ne doutait pas du caractère d’audacieuse et radicale rupture, du caractère moderne de cet art moderne qui s’imposait enfin, mais cette assurance était si courtoise que l’on se sentait obligé de reconnaître que, pour surprenantes qu’aient paru, une vingtaine d’années auparavant, les impertinences du fauvisme et du cubisme, elles impliquaient un humanisme : la raison avait été de ce côté-là. De l’autre, il n’y avait que copie, inertie et mort, rien qui existât.
Zervos était grec. Il avait terminé ses études par une thèse sur un platonicien byzantin. Il me l’avait donnée à lire un jour que je lui avais parlé de la persistance des idées et des formes de la Méditerranée orientale chez le Greco, question qui ne pouvait que l’intéresser intimement. Il pratiquait cette dialectique inventée par ses sages ancêtres, et qui réduit l’adversaire non par des déclarations farouches, mais par tours et retours de l’argumentation. C’est là ce qui faisait le charme de sa conversation, et c’est là ce qui a fait des Cahiers d’Art véritablement une oeuvre, et qui s’est construite, réalisée d’année en année pour la plus grande élucidation, donc pour la plus grande gloire de l’art moderne.
La boutique de la rue du Dragon, où on le voyait avec sa femme Yvonne Zervos, collaboratrice convaincue et efficace, aura été, en France, un des principaux foyers d’une action qui, à la même époque, se produisait à divers autres points du monde. Action que Zervos, en humaniste qu’il était, savait ne pas limiter à la mise en valeur des créations du génie artistique actuel, mais étendre aux découvertes ethnologiques, voire aux hypothèses qui bouleversaient la science. Et il convenait, en outre, de ne pas négliger les avant-gardes littéraires : d’où la publication, pendant un certain temps, d’une petite revue complémentaire : 14 (qui était le numéro de la galerie, rue du Dragon). Je me rappelle y avoir publié le premier article où Simenon a été considéré comme un écrivain, et très grand, alors qu’il n’était encore qu’un auteur de romans policiers. Mais ne fallait-il pas bousculer les genres et les catégories ? Et n’est-ce point en cela que doit consister toute critique ? Zervos était de cette opinion, et il aimait que, dans es publications, on la soutînt en l’appliquant comme on explique le mouvement en marchant. Ami des créateurs, il s’est constitué démonstrateur de leurs créations, il s’est obstiné à faire et refaire la preuve de leur puissance créatrice. Les Cahiers d’Art sont nés au moment où les problèmes de l’art moderne devenaient leur propre solution : on les parcourt aujourd’hui encore comme une encyclopédie qui est aussi une anthologie ; c’est un monument où il finit par y avoir tout, mais ce tout est aussi le meilleur. Il n’a pas moins fallu, pour une aussi souveraine réussite, que tout l’esprit d’un subtil, curieux, et lumineux Ulysse, mais qui, aussi, savait goûter le plaisir d’aimer et inviter les autres à le goûter leur tour. »

Jean Cassou

Zervos par Seferis